CONDORCET, Nicolas de



Il n'y a pas de liberté pour l'ignorant



Mémoires sur l’instruction publique


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Pas de doctrine d’État.

La puissance publique ne peut pas établir un corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement.

Sans doute il est impossible qu’il ne se mêle des opinions qui doivent faire l’objet de l’instruction… C’est surtout dans ces sciences (morales et politiques) qu’entre les vérités reconnues et celles qui ont échappé à nos recherches, il existe un espace immense que l’opinion seule peut remplir…

Des vérités appuyées d’une preuve certaine et généralement reconnues, sont les seules qu’on doive regarder comme immuables, et on ne peut s’empêcher d’être effrayé de leur petit nombre.

Cependant, comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune ?du moment, comme des vérités éternelles’ de peur qu’elle ne fasse de l’instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles, et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste.

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Instruction féminine et mixte.

L’instruction doit être la même pour les femmes et pour les hommes :

1°) pour qu’elles puissent surveiller celle de leurs enfants

2°) parce que ce défaut d’instruction des femmes introduirait dans les familles une inégalité contraire à leur bonheur ;

3°) parce que c’est un moyen de faire conserver aux hommes (aux maris) les connaissances qu’ils ont acquises dans leur jeunesse ;

4°) parce que les femmes ont le même droit que les hommes à l’instruction publique.

L’instruction doit être donnée en commun et les femmes ne doivent pas être exclues de l’enseignement… pour la facilité et l’économie de l’instruction… Cette réunion est utile aux moeurs, loin de leur être dangereuse… La réunion des deux sexes dans les mêmes écoles, est favorable à l’émulation…

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Pas de religion d’État.

Tout homme devant être libre du choix de sa religion, il serait absurde de le faire contribuer à l’enseignement d’une autre, de lui faire payer les arguments par lesquels on veut le combattre.

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Réflexions sur l’esclavage des nègres

L'esclavage est contraire au droit naturel

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Un homme se présente à moi, et me dit : Donnez-moi une telle somme, et je serai votre esclave. Je lui délivre la somme, il l'emploie librement (sans cela le marché serait absurde); ai-je le droit de le retenir en esclavage ? J'entends lui seul; car il est bien clair qu'il n'a pas eu le droit de me vendre sa postérité; et quelle que soit l'origine de l'esclavage du père, les enfants naissent libres.

  Je réponds que dans ce cas-là même, je ne puis avoir ce droit. En effet, si un homme se loue à un autre homme pour un an, par exemple, soit pour travailler dans sa maison, soit pour le servir, il a formé avec son maître une convention libre, dont chacun des contractants a le droit d'exiger l'exécution. Supposons que l'ouvrier se soit engagé pour la vie : le droit réciproque entre lui et l'homme à qui il s'est engagé doit subsister comme pour une convention à temps. Si les lois veillent à l'exécution du traité; si elles règlent la peine qui sera imposée à celui qui viole la convention; si les coups, les injures du maître sont punies par des peines ou pécuniaires ou corporelles (et pour que les lois soient justes, il faut que, pour le même acte de violence, pour le même outrage, la peine soit aussi la même pour le maître et pour l'homme engagé); si les tribunaux annulent la convention dans le cas où le maître est convaincu ou d'excéder de travail son domestique, son ouvrier engagé, ou de ne pas pourvoir à sa subsistance; si lorsque après avoir profité du travail de sa jeunesse, son maître l'abandonne, la loi condamne ce maître à lui payer une pension : alors cet homme n'est point esclave. Qu'est-ce en effet que la liberté considérée dans le rapport d'un homme à un autre ? C'est le pouvoir de faire tout ce qui n'est pas contraire à ses conventions; et dans le cas où l'on s'en écarte, le droit de ne pouvoir être contraint à les remplir, ou puni d'y avoir manqué, que par un jugement légal. C'est enfin le droit d'implorer le secours des lois contre toute espèce d'injure ou de lésion. Un homme a-t-il renoncé à ses droits; sans doute alors il devient esclave : mais aussi son engagement devient nul par lui-même, comme l'effet d'une folie habituelle, ou d'une aliénation d'esprit causée par la passion ou l'excès du besoin. Ainsi, tout homme qui, dans ses conventions, a conservé les droits naturels que nous venons d'exposer, n'est pas esclave; et celui qui y a renoncé, ayant fait un engagement nul, est aussi en droit de réclamer sa liberté, que l'esclave fait par la violence : il peut rester le débiteur, mais seulement le débiteur libre de son maître.

Il n'y a donc aucun cas où l'esclavage, même volontaire dans son origine, puisse n'être pas contraire au droit naturel.

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