PEREC, Georges



W ou le souvenir d’enfance

Chapitre II

.....
Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m’adoptèrent.

Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ?

« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps.

A treize ans, j’inventai, racontai et dessinai une histoire. Plus tard, je l’oubliai. Il y a sept ans, un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s’appelait « W » et qu’elle était, d’une certaine façon, sinon l’histoire, du moins une histoire de mon enfance.

En dehors du titre brusquement restitué, je n’avais pratiquement aucun souvenir de W. Tout ce que j’en savais tient en moins e deux lignes: la vie d’une société exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu.

Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sais pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert.

Je retrouvai plus tard quelques-uns des dessins que j’avais faits vers treize ans. Grâce à eux, je réinventai W et l’écrivis, le publiant au fur et à mesure, en feuilleton, dans La Quinzaine littéraire, entre septembre 1969 et août 1970.

Aujourd’hui, quatre ans plus tard, j’entreprends de mettre un terme – je veux tout autant dire par là « tracer les limites » que « donner un nom » - à ce lent déchiffrement. W ne ressemble pas plus à mon fantasme olympique que c fantasme olympique ne ressemblait à mon enfance. Mais dans le réseau qu’ils tissent comme dans la lecture que j’en fais, je sais que se trouve inscrit et décrit le chemin que j’ai parcouru, le cheminement de mon histoire et l’histoire de mon cheminement
.....


Les choses

…..
Ils rêvaient de vivre à la campagne, à l'abri de toute tentation. Leur vie serait frugale et limpide. Ils auraient une maison de pierres blanches, à l'entrée d'un village, de chauds pantalons de velours côtelé, des gros souliers, un anorak, une canne à bout ferré, un chapeau, et ils feraient chaque jour de longues promenades dans les forêts. Puis ils rentreraient, ils se prépareraient du thé et des toasts, comme les Anglais, ils mettraient de grosses bûches dans la cheminée ; ils poseraient sur le plateau de l'électrophone un quatuor qu'ils ne se lasseraient jamais d'entendre, ils liraient les grands romans qu'ils n'avaient jamais eu le temps de lire, ils recevraient leurs amis.

…..
Un jour, même, ils rêvèrent de voler. Ils s'imaginèrent longuement, vêtus de noir, une minuscule lampe électrique à la main, une pince, un diamant de vitrier dans leur poche, pénétrant la nuit tombée, dans un immeuble, gagnant les caves, forçant la serrure primaire d'un monte-charge, atteignant les cuisines. Ce serait l'appartement d'un diplomate en mission, d'un financier véreux aux goûts néanmoins parfaits, d'un grand dilettante, d'un amateur éclairé. Ils en connaîtraient les moindres recoins. Ils sauraient où trouver la petite Vierge du douzième, le panneau ovale de Sebastiano del Piombo, le lavis de Fragonard, les deux petits Renoir, le petit Boudin, l'Atlan, le Marx Ernest, le de Staël, les monnaies, les boîtes à musique, les drageoirs, les pièces d'argenterie, les faïences de Delft.

…..